Minter Dialogue avec Philippe Jourdan
Philippe Jourdan est consultant en branding et RSE, enseignant-chercheur, et co-auteur de « La RSE : Maîtriser. Comprendre. Agir. » Dans cet épisode, nous explorons comment la Responsabilité Sociétale des Entreprises doit s’encastrer dans la stratégie de marque plutôt que d’être une simple couche de communication. Philippe démonte les trois typologies d’entreprises face à la RSE, du dirigeant incarnant personnellement l’engagement (comme Biscornu) aux stratégies alignées (Hermès, Patek Philippe) jusqu’aux suiveurs qui se contentent de certifications bureaucratiques. Nous débattons des tensions entre rentabilité court terme et engagement durable, du cas Danone à la fast fashion, et pourquoi l’argument du « made in France » ne suffit plus. Philippe propose trois scénarios prospectifs pour l’avenir de la RSE et défend une vision pragmatique : réconcilier ce qui est bon pour la planète avec ce qui est bon pour le business, sans tomber dans l’utopie ni le greenwashing.
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Pour joindre Philippe Jourdan
- Le cabinet de Philippe Jourdan: Prime Consulting
- Trouver son livre, aux éditions Ellipses: « La RSE : Maîtriser. Comprendre. Agir. »
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Crédits pour la musique : Le morceau au début est grâce à mon ami Pierre Journel, auteur de La Chaîne Guitare. J’ai également une chanson que j’ai co-écrite avec mon amie à New York, Stephanie Singer: « A Convinced Man. » Celle-ci a été écrite et enregistrée dans les années 1980 (d’où la qualité dégradée de mon enregistrement).
Transcription de la conversation par Flowsend.ai
Minter Dial : Bonjour Philippe, je m’entends ravi de t’avoir sur le podcast. Nous nous sommes rencontrés grâce à notre grand ami André Dan.
Philippe Jourdan : Absolument.
Minter Dial : Une grande salutation à André. Et donc, dans tes mots à toi, qui es-tu Philippe ?
Philippe Jourdan : Alors, à ma foi, quelqu’un finalement au parcours assez classique. J’ai commencé par des études HEC, puis une expérience dans l’industrie, avant de m’orienter vers les études et recherche marketing. Et puis, je me suis passionné par les études et surtout la partie recherche. Donc ensuite, j’ai fait, j’allais dire, une thèse de doctorat qui m’a permis de rejoindre le métier d’enseignant-chercheur. et j’ai aujourd’hui une double casquette de consultant en matière de branding et de RSE et d’enseignant-chercheur dans ces mêmes matières, ce qui me permet à la fois, j’allais dire, de conseiller les marques et les entreprises, mais également de faire passer un certain nombre d’enseignements, de messages à des étudiants qui seront les relais demain peut-être de l’action que je tente de mener auprès des marques.
Minter Dial : Et alors, juste avant de rentrer dans le vif du sujet, le processus de l’écriture, puisque je suis écrivain, c’est toujours intéressant de savoir comment, à six mains, parce que vous l’avez fait avec trois personnes au total, c’était de faire cette écriture, comment vous avez convergé, confronté les uns et les autres, et décidé d’écrire quoi et comment, quel ton, etc.
Philippe Jourdan : Alors, bon, on a écrit effectivement à trois mains. J’avais l’habitude d’écrire avec un collègue universitaire, Jean-Claude Pacitto, et on était plutôt sur des publications de style académique, donc dans des revues, pour des articles ou dans des livres destinés à un public d’étudiants ou de professeurs. Et puis, ce projet de RSE, on a d’entrée voulu lui donner une autre dimension, une autre portée. On a voulu privilégier des retours d’expérience et la confrontation entre la théorie et la pratique. Donc là, on a appelé Valérie parce qu’elle a derrière elle près de 20 ans d’études et de conseils dans le domaine du branding et donc elle a apporté cette touche originale, la confrontation à la pratique à travers des interviews, des questions à dire et un processus d’aller et retour un peu permanent où la théorie est en somme questionnée par la pratique au même titre que la théorie questionne également la pratique. Donc, on s’est réparti des rôles assez naturellement. Moi, j’ai travaillé plus sur la partie concept, généalogie de la RSE, modèle de mise en œuvre de la RSE. J’ai un co-auteur qui, lui, travaille beaucoup sur l’idée d’efficience économique et d’entreprenariat avec une vision plus stratégique. Donc, lui a plutôt traité la partie y a-t-il un lien entre l’engagement RSE et l’efficacité économique ou le projet entrepreneurial. Et puis Valérie a pris chacun des chapitres et sur chacun des chapitres elle a apporté sa touche qui était de confronter au travers de témoignages et de case studies, d’illustrer et de confronter la théorie par la pratique.
Minter Dial : Le livre, tu as mentionné tout à l’heure quelque part dans la même phrase du branding RSE. Je vais, juste pour être un peu provocateur, se dire du branding. Qui dit branding ? C’est un mot en anglais. Ça fait du marketing, ça fait le pipo, parce que c’est la manipulation et tout le reste. Quel est le lien pour toi aujourd’hui entre la marque et le RSE ? Est-ce que c’est un sine qua non ? Comment mesurer la quotient d’une marque avec son intégration de la RSE ?
Philippe Jourdan : C’est une question compliquée, mais c’est évidemment au cœur du problème. Je dirais que depuis les années 80, on sait que la marque est un actif d’entreprise, probablement pour certaines d’entre elles le premier d’entre eux. C’est un actif d’entreprise et c’est surtout ce que j’appelle un véhicule identitaire. Donc ce véhicule identitaire, évidemment, il est mis au service d’une finalité, faciliter le business d’une entreprise vers son marché. Or, en réalité, pendant très longtemps, la question des engagements éthiques au sens large n’était pas abordée lors du travail, en particulier sur les plateformes de marque. On a eu très longtemps une démarche RSE qui, finalement, se développait en marge des plateformes de marque qui intégraient des notions de positionnement, d’image, de réputation, de projet d’entreprise, de stratégie marketing, mais n’intégraient pas la RSE. Je pense qu’aujourd’hui, ce lien entre la stratégie RSE et la stratégie de marque, il est absolument essentiel. Pourquoi ? Parce que les attentes du marché ont tout simplement évolué. Les attentes du marché et surtout les attentes de l’ensemble des parties prenantes, que l’on prenne les actionnaires, les financiers, les fournisseurs, les clients, Le pouvoir institutionnel au travers de la réglementation, etc., il est aujourd’hui quasiment impossible à une stratégie de marque de se développer en dehors d’attentes qui, de plus en plus, s’orientent vers des exigences fortes en matière de développement durable, développement éthique, justice sociale et protection environnementale. Et donc aujourd’hui, ce lien entre plateforme de marque et stratégie RSE, il est à la fois inévitable, Sauf qu’il est toujours conditionné par la finalité qui, pour une entreprise, essaie de faciliter son business vers son marché. Évidemment, ça crée quelques tensions.
Minter Dial : Dans la liste de parties prenantes, les employés.
Philippe Jourdan : Oui, absolument.
Minter Dial : Et le risque, quelque part, c’est de l’intérieur, on voit exactement en fait ce qui se passe, en plus tout directement, il y a moins de voile.
Philippe Jourdan : Absolument.
Minter Dial : Et donc, du coup, il y a toujours le risque de… parce que je vois, j’ai le souvenir personnel d’avoir entendu mon patron dire des choses et je savais pertinemment que c’était du pipo. Alors qu’on fait de la com, etc. autour de choses, mais le rôle ou la confiance que l’employé a dans cette politique devient une condition sine qua non.
Philippe Jourdan : Alors, c’est un point qui est extrêmement important, c’est-à-dire que deux choses ont concours à amplifier ce que tu dis. La première, c’est effectivement la caisse de résonance que forment les réseaux sociaux. Aujourd’hui, ce qui se passe au sein de l’entreprise est finalement transparent pour l’audience la plus large et le marché. Donc ça, c’est le premier point. Et le deuxième point, c’est que le rapport au travail, notamment des élites, de ceux qui demain seront amenés à être cadres ou j’allais dire dirigeant d’entreprise, ce rapport au travail a changé. Donc ils ont une exigence vis-à-vis de l’employeur qui est aussi radicalement dissimulée. La première, c’est la cohérence et la transparence. Et effectivement, lorsque de l’intérieur, la politique suivie n’est pas totalement alignée sur la communication que l’on en donne à l’extérieur, ça peut produire des couacs. C’est la réputation de l’entreprise qui en souffre. C’est sa crédibilité sur le marché. On le voit aujourd’hui, ne serait-ce qu’à travers des exemples d’actualité très récentes. Intégrer Shane comme boutique pour le BHV, c’est probablement une question de survie économique. Mais en même temps, ça rompe avec des engagements en matière de, j’allais dire, de mode durable, éthique. Et cette orientation vers la fast fashion est un peu contraire au discours de l’ancêtre. On peut multiplier les exemples. Beaucoup d’entreprises se sont engagées pour le pouvoir d’achat, mais en parallèle, elles maintiennent des salaires très peu élevés, notamment dans les activités de la distribution alimentaire. Et j’allais dire, à un moment donné, cette incohérence de discours est sévèrement sanctionnée. Raison pour laquelle, J’insiste beaucoup là-dessus. L’alignement entre la stratégie de l’entreprise et la stratégie RSE, c’est une question non seulement d’efficacité, mais à un moment donné, c’est une question de crédibilité.
Minter Dial : C’est génial cet exemple que tu donnes, parce que je n’avais jamais pensé à ça. Mais la réalité, c’est qu’il y a des choses qu’on dit qui sont bons pour le consommateur, on va dire notre client, mais qui sont peut-être contraires à ce qu’on essaie de faire en intérieur.
Philippe Jourdan : Bien sûr, et notamment dans le domaine de la mode, j’allais dire que la mode durable, ok, mais qu’est-ce que signifie la mode durable ? S’il s’est fabriqué des vêtements en éduquant le consommateur sur le fait qu’il doit acheter des vêtements qu’il est appelé à mettre pendant des années, à renoncer, à les renouveler, à suivre le cycle des tendances et de la mode pour s’inscrire dans une consommation raisonnée, bien sûr que sur un plan moral, éthique et probablement, j’allais dire, de bien-être pour la planète, c’est un discours qui est louable. Mais derrière, on a des actionnaires qui demandent de la rentabilité, qui demandent du volume, qui demandent de la marge, qui demandent à ce que les clients reviennent, et qui demande à… ne serait-ce que le phénomène de collection et de mode suppose le renouvellement de l’achat. Donc on voit qu’on a là des logiques contradictoires, que la frustration ne fait finalement qu’illustrer, mais qui préexiste eux-mêmes. j’allais dire, qui préexiste même à l’existence du mot « mode ». Qui dit mode, dit démodé à un moment.
Minter Dial : Et puis, donc ça c’est aussi vrai dans le sujet même de RSE, parce qu’on pourrait aussi se dire que c’est une mode, que c’est une tendance qu’il faut faire, comme tu as dit au début, comme ça a changé les choses. Et donc, du coup, quand une entreprise fait ça, c’est potentiellement juste suivre tout le monde qui fait RSE parce que tout le monde dit qu’il faut le faire. Donc, toute la bande se met sur la RSE. Donc, du coup, ça devient juste une autre partie banale de l’entreprise au lieu d’être quelque chose de démarquant. Parce qu’en fait, dans une marque, on est censé se démarquer, pas juste faire comme les autres. Et quand tu parlais de l’éthique aussi, ça me fait penser à combien, et c’est ça la question, la difficulté, combien intégrer sa personne dans son entreprise. Parce qu’en fait, éthique est forcément personnel. Il n’y a pas une loi qui le dit, c’est chacun pour soi. Et j’ai toujours trouvé ça compliqué de savoir amener sa personne, donc son point de vue personnel, qui dit peut-être même politique, dans un cadre professionnel.
Philippe Jourdan : Alors là, tu as parfaitement raison. Et assez rapidement, les cas qu’on a pu étudier ont montré qu’il y avait au fond trois typologies d’entreprise en matière de RSE. La première typologie, c’est effectivement lorsque l’entrepreneur amène sa personnalité, son projet, son éthique, j’allais dire, au cœur du projet entreprenariat. Il est à la fois aux manettes, mais il est aussi le moteur du projet RSE. Je vais citer un exemple, l’entreprise Biscornu en France, qui fait de la gastronomie pour des événements de type cocktail, etc. et qui a fait le choix de faire préparer l’ensemble de ses plats, mais aussi le service par des personnes avec un handicap cognitif. C’est le choix du dirigeant. C’est un choix courageux, c’est un choix difficile, c’est une contrainte pour le développement de l’entreprise, ce qu’il faut prendre en compte dès l’intégration, dès la formation, et puis dès la communication au client que, effectivement, ce sont des personnes en situation de handicap qui vont assurer le service dans des événements où la visibilité peut être forte pour l’entreprise, qui sont aussi des événements de communication, des cocktails de réception, etc. Mais j’allais dire, le projet lui-même d’entreprise n’existerait pas sans l’engagement du dirigeant et les deux ne font qu’un. On a ici une stratégie RSE qui est au cœur du projet d’entreprise parce qu’elle est totalement incarnée par le dirigeant et naturellement l’équipe qui l’a suivie. Ça, c’est le premier type d’entreprise. Là-dessus, j’allais dire la performance économique Elles passent parfois au second plan, parce qu’il y a, au-delà de la performance économique, un projet d’inclusion qui est évidemment et tout à fait respectable en soi. Ces entreprises sont souvent de petite taille. Elles se heurtent à beaucoup de difficultés dans leur développement parce qu’elles prennent un risque et qu’elles font face à une concurrence qui, elle, n’a pas les mêmes contraintes pour se développer. La deuxième catégorie d’entreprise est une entreprise où la stratégie RSE est alignée sur la stratégie globale, générale. Il y a de la cohérence et il y a un effet de levier. Alors on le retrouve par exemple dans l’industrie du luxe, à mon sens, on le retrouve peut-être chez Hermès, avec cette promesse, le luxe c’est ce que vous pouvez préparer. C’est-à-dire que la durabilité n’est pas uniquement un argument de vente chez Hermès. Elle est aussi dans une promesse que l’on construit dès la conception du produit, avec une qualité supérieure, dès l’engagement sur une durée longue, avec le service derrière, à n’importe quel moment, vous pourrez faire réparer votre accessoire de mode. Et donc là, on a une stratégie d’entreprise et une stratégie RSE qui sont parfaitement alignées, avec des preuves qui sont apportées, notamment des ateliers de réparation, et j’allais dire avec une stratégie qui est assez fine. Aujourd’hui, Hermès est probablement, dans toutes les industries de luxe, celle qui rationne par des listes d’attente plutôt que par des augmentations de prix. Et ça, c’est très astucieux, parce que ça permet effectivement de préserver la rareté du produit, donc le caractère exclusif, et derrière le prix élevé à l’acquisition de ces produits, mais aussi un développement du marché secondaire ou de seconde main, de produits réparés ou de produits vendus d’occasion, sur lesquels Hermès communique en termes de marques responsables, éthiques, inscrites dans un schéma de développement durable. Et ça, c’est très astucieux.
Minter Dial : C’est là où tu utilises le terme, si je me trompe, sur le RSE encastré.
Philippe Jourdan : Oui.
Minter Dial : C’est le cas parfait de montrer comment la RSE a été encastrée dans la stratégie du groupe.
Philippe Jourdan : Tout à fait. Et puis malheureusement, on a d’autres entreprises pour qui, tu l’as très bien dit, la RSE, alors soit ils sont suiveurs, c’est-à-dire que finalement, leur roadmap stratégique se contente de copier ce que font leurs plus proches concurrents avec plus ou moins, j’allais dire, de talent d’ailleurs dans la copie. Et là, on a un double problème, c’est qu’on est suiveurs. Donc effectivement, on n’a pas cette caractéristique qui caractérise les marques fortes qui est un positionnement distinctif et, j’allais dire, une façon de se démarquer par une proposition de valeur forte. Je crois que ces entreprises, effectivement, n’ont pas encore compris que la RSE pouvait être un levier de business et qu’elles le vivent plutôt comme une contrainte. contraintes qu’il aurait imposées par les parties prenantes ou contraintes réglementaires. D’ailleurs, on voit beaucoup et de plus en plus d’entreprises, j’allais dire, céder à la labellisation, à la certification, à l’audit sans y croire vraiment et privilégier plutôt cette démarche bureaucratique à une réelle démarche d’engagement et d’action.
Minter Dial : On pourrait même se dire, Philippe, que c’est un business à part entière.
Philippe Jourdan : Absolument, parce que ça nourrit un écosystème, tout un écosystème, mais en réalité ça produit guerre de biens pour la planète, ou pour les citoyens, ou pour les salariés. Et puis, il y a celles qui, je l’entends encore trop souvent aujourd’hui, disent que l’ARSE, on a compris qu’en termes de communication, c’était bien et on en fait finalement une composante soit de la communication, auquel cas, j’allais dire, ça n’est pas totalement ni même partiellement encastré dans la stratégie globale, c’est périphérique, ou alors on le délègue entièrement aux ressources humaines. On dit que la RSE concerne les ressources humaines. Et là, je crois que c’est insuffisant. C’est insuffisant, c’est-à-dire que les RH peuvent évidemment développer la RSE sur le plan social, l’engagement vis-à-vis des salariés, etc. Mais c’est nié que la RSE, c’est trois révolutions. Une révolution dans la gouvernance, une révolution dans la justice sociale, mais aussi une révolution dans le rapport de l’entreprise à son environnement. Et avec aujourd’hui les sujets de protection environnementale et de réchauffement climatique, on ne peut pas confier ces seuls dossiers à des experts de la RH.
Minter Dial : Tu as cité Biscornu et Hermès, et ça me fait penser à, enfin peut-être là-dedans il y a un autre croisement, sur quel secteur industrie sont plus à même de le tenir plus facilement, castré, etc., plus réaliste, parce que tu parlais du paradoxe, on va dire, pour être gentil, pour la mode fast fashion, qui est par essence un peu anti-environnementale. Est-ce qu’il y a un espèce de cortège pour toi, et plus précisément comme question, combien c’est important et différent pour une marque de luxe de faire de l’RSE par rapport aux marques plus abordables ?
Philippe Jourdan : Je crois que les marques de luxe ne pourront pas se faire l’économie d’un engagement RSE sous réserve que celui-ci soit incarné et crédible. Pourquoi ? Parce que, finalement, le luxe, si on revient à la définition même du luxe, c’est une consommation ou un achat dont on peut se passer. Et donc, si se multiplient ou sont amenés à se multiplier, les preuves que l’utilisation de matières ou de matières premières qui permettent finalement à ces produits d’exister, cette utilisation appauvrit la planète, se fait au détriment des espèces animales. etc., il y aura une remise en question du luxe. Comme il y a eu une remise en question de l’utilisation de la fourrure, on aura demain une remise en question de l’utilisation du cuir animal. Et finalement, la véritable question qui est derrière, c’est est-ce qu’on ne peut pas réellement se passer du luxe ?
Minter Dial : Voilà, parce qu’il y a d’autres moyens de voyager, qui sont peut-être plus économes, plus gentils avec l’environnement quand il s’agit de luxe de voyage de train. Il y a quatre personnes sur le train parce que c’est accommodant, c’est des tables avec des nappes en blanc, etc. Un exemple typique, ça rime ensemble l’environnement.
Philippe Jourdan : Bien sûr, on peut redécouvrir au travers du voyage un slow motion de luxe. Après tout, est-ce qu’on est obligé d’emprunter un jet privé ? Est-ce que le vrai luxe, c’est de ne pas avoir le temps de voyager en Orient Express, par exemple ?
Minter Dial : Le temps, le slow time ou le fast time ?
Philippe Jourdan : Slow time ou fast time Mais ce que je veux dire par là, c’est que le luxe n’échappera pas à cette remise en question, ? qui est d’ailleurs le fait de lobbies extrêmement puissants et très médiatisés. Donc, ça appelle une réponse. Et je pense que cette réponse, c’est de retrouver les fondamentaux du luxe. Et les fondamentaux du luxe, c’est une qualité supérieure qui garantit une durabilité et une existence et une transmission de génération en génération. J’aime beaucoup, par exemple, la promesse de Patek Philippe. On n’est jamais possesseur d’une montre, on en est gardien pour la prochaine génération. Pour moi, cette promesse, qui peut s’incarner de bien des manières dans une stratégie de marque, cette promesse, elle est forte et elle s’inscrit tout à fait dans une RSE responsable, parce qu’elle a des implications à tous les niveaux. À tous les niveaux, sur la gouvernance, sur la justice sociale, Quand on en prend soin pour les prochaines générations, c’est qu’on transmet aussi un bien qui, j’allais dire, a une valeur symbolique et émotionnelle forte. Et puis, naturellement, si on le transmet pour la prochaine génération, c’est qu’il s’inscrit dans une durabilité et une réparabilité que cautionne totalement la marque dès l’étape de conception.
Minter Dial : Ça me fait penser à la définition de la RSE. Et j’ai l’impression quand même qu’on débarque sur un sujet tel que la diversité ou l’inclusion ou l’handicap, des choses comme ça, et puis on arrive à le faire, on communique sur le fait que voilà ce que je fais, et puis après, maintenant qu’est-ce que je fais pour aller plus loin ? Parce que pour se démarquer, etc. Si on est en 2030, 2035, je ne sais pas, bien à l’avenir, comment tu vois l’évolution dans ces cas-là de la RSE ?
Philippe Jourdan : Là-dessus, on a interrogé un prospectiviste. Pourquoi ? Parce que s’inscrire dans une démarche un petit peu prospectif, c’est très compliqué pour nous qui sommes engagés dans des actions au présent, avec une connaissance des problématiques présentes, on a souvent du mal à les dépasser. Et le futur tel qu’on l’imagine n’est que le prolongement du présent tel qu’on le connaît. En fait, ce prospectiviste, en l’occurrence un ami avec qui on a l’habitude de travailler, Christian Guettard, lui nous a dit qu’en réalité il y a trois schémas, sans savoir vers quoi l’avenir nous prépare, mais il y a trois schémas. Lui les appelle la dystopie, l’utopie et la prototopie. Ce sont des mots un peu savants, mais des réalités, vous allez voir, assez simples. La dystopie, c’est finalement, j’allais dire, un prolongement de ce à quoi on assiste actuellement, mais avec une tension encore plus forte. On accentue les tensions. Et si on va vers ce schéma-là, je crois bien qu’on va vers plus de régulation. On va vers plus de réglementation. On va vers plus de contraintes pour les entreprises. Ça veut dire qu’en réalité, les régulations environnementales et sociales vont devenir de plus en plus draconiennes et elles peuvent être à la limite à l’avenir utilisées comme des lois martiales. Voilà, ça c’est le premier schéma. N’oublions pas que certains récits de science-fiction finalement sont assez proches de ce schéma dystopique lorsqu’ils s’emparent du sujet en particulier du développement durable. Et puis, le second scénario, c’est un scénario plus utopique. Celui-ci me plaît évidemment davantage.
Minter Dial : L’optimiste en toi.
Philippe Jourdan : Voilà. Alors, c’est une confiance en la technologie pour réinventer finalement, pour être source d’inspiration et moteur d’innovation, et peut-être réinventer grâce à la technologie des infrastructures plus durables et des modes de consommation plus durables. L’intelligence artificielle pourrait être un ingrédient. améliorer la qualité de vie, produire de l’innovation sociale et environnementale, mettre l’accent sur l’éducation, sur l’inclusion, sur la gouvernance éthique. On a aujourd’hui des technologies qui nous permettent de questionner nos pratiques et d’aller beaucoup plus loin, à la fois sur la réflexion mais aussi sur la mise en œuvre. Dans ce schéma-là, Il faut que la technologie soit au service du bien-être et de la qualité de vie des individus, qui deviennent finalement des objectifs centraux. Avec des politiques, par exemple, de travail flexible, des programmes de santé, de bien-être complet, etc. Là, on est dans l’utopie, mais de temps en temps, surtout dans le monde dans lequel on vit, ça fait du bien. Et puis le troisième scénario, c’est ce qu’il a appelé, lui, le scénario prototopique. C’est une démocratie à la fois régénérative et combinatoire. Pourquoi ? Eh bien, dans ce scénario-là, les démocraties traditionnelles apparaissent obsolètes face aux grands défis, notamment climatiques et environnementaux, et donc ça veut dire qu’il va falloir orienter nos systèmes de gouvernance au plus haut niveau, là je parle de nos institutions, vers la résilience, l’adaptabilité, l’inclusivité, et une équité renforcée. Ça devient les piliers du système. Mais là, ça suppose une révolution de nos démocraties dont on sait qu’elles sont, par ailleurs aujourd’hui, questionnées sur ces sujets-là. Donc voilà un petit peu les trois scénarios vers lesquels on s’oriente. Je crains que le premier scénario ne soit celui vers lequel on s’oriente aujourd’hui. On le voit bien, plus les sujets environnementaux, climatiques, mais aussi de justice sociale deviennent urgents, plus on accentue la réglementation, la certification, l’audit et le poids des contraintes réglementaires. Et malheureusement, je pense que si on va dans cette direction-là, on risque d’avoir une RSE de compliance et non pas une RSE d’engagement qui se traduise par des actions concrètes. Au fond, la réglementation prendra le pas sur l’action. Dans le deuxième scénario, je crois que les technologies permettront quand même de résoudre au final, alors c’est peut-être utopique, mais je crois qu’elles permettront de résoudre ou de permettre de résoudre, si elles sont correctement orientées, un certain nombre de défis importants pour la planète. Et à condition que ces technologies-là soient mises au service du bien et du bien commun. Donc c’est un vaste débat, c’est un débat de gouvernance d’entreprise, mais c’est aussi un débat de gouvernement de pays, de nations ou d’ensemble de nations. Ce débat-là, il existe aux Etats-Unis. Je ne suis pas certain qu’il soit encore très prégnant en France. Il existe aux Etats-Unis, mais il existe autour d’une tension, évidemment. La technologie a deux faces, une face sombre et une face plus éclairée. Et puis le troisième schéma, je crois malheureusement que les défis supposent que les entreprises ne soient pas les seuls moteurs ou acteurs de la RSE. Les gouvernements, les démocraties et les sociétés doivent être questionnés et impliqués. Et il me semble que ce débat-là, malheureusement, il est un peu mis de côté aujourd’hui parce que les préoccupations de crise économique et de baisse du pouvoir d’achat, ainsi que de ralentissement des économies d’une façon générale, ont amené ces engagements RSE, notamment en matière climatique ou environnementale, sans parler évidemment de justice sociale, à être délégués ou relégués au second plan.
Minter Dial : Ce qui est marrant dans le RSE, on en parle depuis un certain temps, mais il me semble que la définition de RSE, qui va évoluer, comme on disait tout à l’heure, de là où on en est aujourd’hui à demain, mais que c’est un ensemble de choses, et que pour beaucoup ça reste encore un peu flou, en tout cas la capacité de tout le monde être d’accord sur à quoi ça veut dire, et ça me fait penser à… moi je suis un diabète, On parle beaucoup de diabète et maintenant on dit il y a deux types, enfin en fait il y a maintenant cinq types et pour beaucoup de maladies qui sont mis sous un chapeau mais qui vont se distinguer par le passé. Est-ce qu’il n’y a pas une autre voie où la RSE devient de plus en plus répartie dans d’autres catégories, qu’il y a un vrai focus sur la R ou le S ou le E?
Philippe Jourdan : Tu as raison. C’est la raison pour laquelle on a fait précéder notre ouvrage d’un chapitre sur la généalogie de la RSE. La RSE, c’est trois piliers. C’est la responsabilité, le social et l’environnemental. Social et sociétal, ce n’est pas la même chose.
Minter Dial : D’ailleurs, il y a société. Ce qui est marrant en français, c’est que le mot société, c’est aussi l’entreprise.
Philippe Jourdan : Absolument. D’où l’ambiguïté. N’oublions pas que le rapport Bowen en 1953 parle de RSE, mais parle de gouvernance. La responsabilité, c’est la gouvernance de l’entreprise. Le social, c’est l’entreprise qui est concernée. Et puis, responsabilité sociale des entreprises, l’environnemental n’a pas pris le pas sur la responsabilité de l’entreprise vis-à-vis de son écosystème au sens large. La société, et pas uniquement la dimension environnementale, mais aussi la place de l’entreprise au sein de l’écosystème qui peut être local, national, international ou la société dans son ensemble. Et donc, il nous est apparu important de dire, attention, dans un concept mal défini, on fait rentrer maintenant, à la façon d’une hommage espagnole, des idéologies qui n’ont pas grand chose à voir, ni avec le concept d’origine. Alors, on ne nie pas le fait qu’un concept puisse évoluer dans le temps, mais on peut et on doit questionner, finalement, la pertinence, peut-être, de réformes sociétales dont on fait peser le poids sur les entreprises, en disant mais au fond est-ce la mission de l’entreprise de cautionner une réforme sociétale ? Ça n’est pas la mission de l’entreprise. Pourquoi ? Parce que si on va trop loin en exigeant aux entreprises qu’elles s’inscrivent dans des révolutions sociétales, à ce moment-là on n’aura plus un gouvernement par le peuple et pour le peuple. on aura un gouvernement par des entreprises qui nous imposeront des réformes sociétales, réformes sociétales qui, en démocratie, appartiennent au peuple et aux élus qui les représentent. Et ça, ça questionne. Moi, je suis contre, et mes coauteurs également, je suis contre le fait que demain, les entreprises soient investies de missions qui relèvent de la démocratie et du rapport du peuple à ses élus.
Minter Dial : Eh bien, quand on parle d’activisme alors, tu dirais que l’activisme politique donc n’a pas de place dans l’entreprise ?
Philippe Jourdan : Au moins non, parce que n’oublions pas qu’au final, l’entreprise doit satisfaire une mission économique au service de l’ensemble des parties prenantes. Donc cet ensemble de parties prenantes, c’est une tension permanente entre l’exigence de l’actionnaire, l’exigence des salariés, l’exigence des fournisseurs, des sous-traitants, l’exigence du marché et des clients, l’exigence des fonds d’investissement et puis l’exigence de l’État. qui organise aussi, et en tout cas en France, qui organise fortement la vie et le développement des entreprises. C’est un gros débat actuellement autour du budget et des taxes nouvelles qui seront et sont amenées à être créées tous les jours. Ce que je veux dire par là, c’est que ça, c’est la mission de l’entreprise. Si on va beaucoup trop loin et si on lui demande autre chose, il va se passer ce qui s’est finalement un peu passé dans le cas Danone. Dans le cas Danone, on avait un dirigeant qui incarnait parfaitement la RSE, qui avait une vraie vision, qui l’a déclinée de manière, me semble-t-il, cohérente et intelligente dans le développement des marques du groupe et la stratégie globale du groupe. Mais à un moment donné, avec notamment, on le sait, l’entrée de deux fonds d’investissement dans le capital de Danone, s’est posé la question de savoir si l’investissement à long terme dans un projet éthique et durable était compatible avec l’exigence de rentabilité court terme. Et malheureusement, dans ce type de débat, dans ce type de tension, je crains que la préférence soit toujours donnée à la rentabilité court terme par rapport à l’engagement éthique et durable à long terme. Et donc il faut éviter de rentrer dans ce genre de débat, c’est-à-dire qu’il faut une stratégie RSE alignée sur la stratégie globale et qui puisse convaincre toutes les parties prenantes, et au premier rang d’entre eux évidemment les actionnaires et les financiers, que cette stratégie-là produit de la rentabilité et de l’efficacité économique.
Minter Dial : Pour moi, il est évident qu’une entreprise qui se veut être service de l’environnement et de la société autour, si elle ne survit pas, elle ne sert à rien.
Philippe Jourdan : Absolument. La durabilité est à la fois une conséquence de l’engagement, mais elle en est une condition sine qua non.
Minter Dial : Le cas de Danone était interpellant, tout comme celui du Biscornou, parce qu’il y a ce côté engagement du patron, Quand c’est le fondateur, c’est une chose, quand c’est un PDG mercantile, quelqu’un qui peut-être est issu des rangs ou a été embauché pour devenir patron, quand bien même cette personne l’incarne, la complication devient, et quoi après ? Parce que le prochain, Si c’est dans le cadre d’une société familiale qui continue à garder, qui est privée, donc n’a pas besoin de répondre aux pressions du marché financier, etc., c’est un cas de gouvernance. Mais pour la plupart des entreprises, il n’y a pas cette liberté. Et donc, s’il faut qu’il y ait cet engagement, ça veut dire que la manière de recruter, doit être totalement changé pour la plupart des entreprises qui se veulent avoir de l’ARSE.
Philippe Jourdan : Oui, tu as tout à fait raison, parce que quand on regarde un petit peu le parcours d’Emmanuel Faber et surtout les discours qu’il a tenus, finalement, qu’est-ce qu’il a fait ? Il est allé un peu plus loin, mais il a réaffirmé des principes qui étaient ceux de Riboud, père et fils, notamment dans le fameux discours de 1972. Sauf que Riboud, père et fils étaient eux actionnaires majoritaires de l’entreprise, et donc capables de tenir ce discours, de le porter et de l’imposer à l’ensemble des partis prenants. Je ne lui ferai pas ce procès, mais ce que peut-être Emmanuel Fader n’a pas compris, c’est qu’en réalité, sa position au sein de l’entreprise n’était pas aussi confortable que celle de Riboud père et fils à l’époque. Et d’ailleurs, l’actualité l’a confirmé, un patron est nommé et révocable à Ntoum. Donc, j’allais dire, là, ça pose effectivement un vrai problème. Je suis totalement d’accord.
Minter Dial : Il y a le cas aux États-Unis de Ben & Jerry’s, qui est une fabricante de glace, qui a été rachetée par Unilever. et avec beaucoup d’activisme, beaucoup d’engagement vis-à-vis de l’environnement et tout le reste, et t’es censé être 100% indépendant ad aeternum. Et ceci a été confronté à la réalité du marché, du capitalisme, le cycle qui fait qu’avec tes nouveaux patrons et tout le reste, que ça s’efface, même un engagement dit infini et permanent. mais il y a quand même la machine de capitalisme qui va regarder à un moment donné des dépenses inutiles, où est-ce que je peux couper des coins, parce qu’il y a une pression, il y a un marché qui ne va pas bien, et au final, quelle est la place d’une politique RSE dans la tête du client ? Car en fait, si ça n’existe plus l’entreprise, c’est triste, ou le service ou le matériel, mais combien est-ce que les clients aujourd’hui réellement regardent un engagement RSE dans l’achat de ma valise ou de ma chemise ?
Philippe Jourdan : Tu as parfaitement raison. Quelle est la place de l’ARSE comme critère d’achat, c’est-à-dire levier de conquête de nouveaux clients ou de fidélisation de clients acquis ? C’est une vraie question. C’est une vraie question. On sait l’impact de l’ARSE sur l’image. On sait l’impact de l’ARSE sur la réputation. On sait l’impact de l’ARSE sur l’engagement. Mais malheureusement, on a aussi des tas de contre-exemples qui montrent que l’engagement RSE ne se traduit pas nécessairement par des comportements d’achat alignés avec ses convictions et ses valeurs morales. Moi, je suis totalement persuadé que, quel que soit le procès fait à Shein sur son comportement, sur son absence d’éthique, sur son absence de morale aujourd’hui, au travers du scandale des coupés pédopornographiques commercialisés sur le site, etc., je suis malheureusement persuadé que cela ne ralentira pas les ventes de Shein. Cela ne ralentira pas, probablement, on le verra dans les jours qui viennent, l’engouement du jeune public. Pourquoi ? Parce que pour une fraction importante de la population, accéder à une consommation de vêtements de mode ne peut se faire qu’au prix de la soumission à, j’allais dire, au prix de cette acceptation de marques comme Shein, qui sont peut-être moins éthiques, moins morales, mais ont un argument au final, celui d’offrir des vêtements de mode à des prix auxquels le plus grand nombre ne peut pas échapper. L’argument du prix est quand même très très fort aujourd’hui.
Minter Dial : On pourrait ramener cette histoire de prix à l’aspect social, où il y a un problème d’inflation, il y a un problème de standard de vie, etc. Ça revient sur « vous faites trop cher ».
Philippe Jourdan : Ça veut dire que derrière, la révolution doit être profonde. En réalité, il faut faire comprendre aux consommateurs, aujourd’hui je pense qu’il ne faut pas pénaliser le consommateur en lui disant, oui mais ne scellez pas la fast fashion, vous n’avez pas besoin d’acheter autant de vêtements, achetez-en moins, faites-les durer plus longtemps, portez les mêmes vêtements plusieurs années, etc. Je crois que, à mon avis, s’engager dans cette démarche-là n’est pas une bonne démarche. Elle est contre-productive. On ne s’oppose pas à la volonté du consommateur de consommer. Bon. Par contre, ça prendra peut-être plus de temps, mais faire comprendre aux consommateurs que le prix, le prix derrière, il y a une contrepartie à payer cher. La contrepartie, c’est qu’on encourage l’innovation, la créativité, la relocalisation, un engagement plus responsable, peut-être un emploi local, un développement de compétences et une préservation de savoir-faire au niveau national. Bref, la résilience, la souveraineté et la durabilité sont peut-être aussi des conséquences positives du prix cher que l’on peut accepter de payer. Or aujourd’hui, on est dans un discours notamment dans l’industrie textile, qui me semble très restrictif par rapport à ses engagements. On dit oui, mais c’est français, payez-le un peu plus cher parce que c’est français. Ça ne marche plus. Expliquez-nous pourquoi produire en France, c’est créer de l’emploi, préserver des compétences, développer des filières de formation, réimplanter des usines dans nos territoires, favoriser une transmission de savoir-faire sur des métiers stratégiques ou importants, et là peut-être qu’on aura un vrai discours que le consommateur ou une partie d’entre eux peut comprendre, même si la tension actuelle sur le pouvoir d’achat malheureusement me laisse penser que le prix le plus bas finira souvent par l’emporter comme critère de choix.
Minter Dial : Alors, on se pose la question quand même, parce qu’en fait, j’y vois dedans une petite incursion dans la vie politique. Quand je dis « made in France », comme on fait avec le bon accent, l’idée que ça doit être national, on pourrait imaginer en tant que nationaliste, parce qu’on veut que ça soit de mon pays, pour mon pays, etc. Donc, le côté de mettre en avant mon pays, ses politiques par essence. Je ne sais pas qui l’a dit, mais tout homme est politique, donc on ne peut pas enlever la politique là-dedans.
Philippe Jourdan : Non, tu as raison, sauf que moi je milite pour que le « made in France » se traduise concrètement par une autre proposition de valeur qui est « made in autrement ». Et à ce moment-là, la dimension géographique ou nationale, elle peut être effacée. Le « made in autrement » peut se concevoir par des alliances renouvelées au niveau européen, par exemple. Le projet d’autonomie stratégique de l’Europe. Mais aujourd’hui, on n’en parle pas. Mais ça reste politique.
Minter Dial : Ceux qui ne croient pas dans la France et préfèrent l’Europe, Il y a des personnes comme ça, et donc politique par ailleurs.
Philippe Jourdan : Oui, mais je suis d’accord que ça reste politique. Pourquoi ? Parce que de toute façon, les conflits économiques, notamment dans la filière textile, ces conflits économiques ont une nature essentiellement politique aujourd’hui. C’est la confrontation entre deux systèmes économiques, celui de l’Occident qui essaie de résister et celui de la Chine qui effectivement essaie très clairement, de gagner une suprématie mondiale sur ce secteur et bien d’autres. Donc oui, forcément, il y a une connotation politique. Pour autant, la souveraineté et le développement durable doivent échapper à ce réductionnisme qui amènerait souveraineté et souverainisme à être confondus. Il faut décliner cette souveraineté comme une résilience et une capacité à préserver de l’emploi, de la richesse, du savoir-faire, au final pourquoi ? Au service du bien-être et de ses salariés, et d’une façon plus large, de la société dans son ensemble. Donc on est bien sur des considérations RSE.
Minter Dial : Ça, on a bien vu l’intérêt d’avoir cette indépendance dans la pandémie. Philippe, je vais terminer avec une dernière question qui vient de votre livre, parce que vous avez écrit dans votre livre, faire du bien, à défaut de faire le bien, peut-être rentable. Comment penses-tu que la rentabilité morale peut peut-être remplacer la rentabilité financière ?
Philippe Jourdan : Je ne pense pas que l’une puisse se substituer à l’autre. D’abord parce que je ne les situe pas au même niveau. Et je pense, tu sais, entre le beau, le bien et le bon, il y a une hiérarchie. On le sait depuis les philosophes grecs et je pense qu’elle existe vraiment. Donc sans amener le débat sur un plan philosophique, je pense que l’avenir de la RSE, c’est de réconcilier effectivement ce qui est bon pour la planète et ce qui est bon pour le business. Et je pense en particulier à une agence avec laquelle on a l’occasion de travailler, qui s’appelle The Good Company. On a développé avec eux un outil pour permettre à des entreprises de disposer d’une roadmap stratégique pertinente, et tu l’as dit au départ, qui permette à la marque de se différencier. C’est un outil The Good Proof et la société en question s’appelle The Good Company et leur baseline n’a plus d’entrée. Business for good is good for business. Je pense que c’est une promesse à laquelle je veux croire parce que je pense que l’avenir de la RSE suppose de réconcilier le business for good et le good for business.
Minter Dial : Là tu parles, je suis juste en train de vérifier, de Giles Gibbons. qui est un copain qui a été sur mon podcast en anglais, et je connais bien sa société. Un salut à Giles. Mais le sujet de… Tu as parlé de deux choses que je voulais juste terminer là-dessus. De un, au début, tu as parlé de l’IA, par exemple. Ça peut être au service du bien. ou du mal.
Philippe Jourdan : Absolument.
Minter Dial : Et là-dessus, j’ai envie de dire, tout comme nous.
Philippe Jourdan : Tout comme les êtres humains, évidemment.
Minter Dial : L’être humain, s’il y a aujourd’hui, les LLM ont des éléments hallucinants, c’est que ça vient de chez nous.
Philippe Jourdan : Bien sûr.
Minter Dial : Et la réalité de la chose, c’est pour moi, est-ce que l’imperfection que nous représentons, peut être incarnée dans la marque, et ainsi, est-ce qu’on peut inverser l’ordre pour dire ce qui est bien pour la planète et bon pour le business ? D’accord, mais quand tu as parlé, tu as dit, est-ce que c’est bon pour la planète et est-ce que c’est bon pour l’entreprise ? J’ai envie de dire peut-être le côté imparfait, ce serait de dire, en fait, est-ce que c’est bon pour la société ? Et ensuite, est-ce que c’est bon pour la planète ? Dans quel ordre on met l’hiérarchie ? Parce que si c’est l’un dans l’autre, c’est l’histoire de la queue et le chien.
Philippe Jourdan : Oui, oui. Alors tu as raison, moi je pense que l’être humain résonne, quelles que soient les cultures d’ailleurs, résonne par cercle concentrique. On pense d’abord à soi, puis à son cercle proche, puis à la société dans laquelle on vit, puis peut-être au-delà de la nation, les nations qui partagent les mêmes cultures et les valeurs, et puis ensuite on s’intéresse au monde entier et à la planète. Ce raisonnement par cercle concentrique, on peut le déplorer, on peut regretter l’égocentrisme de l’être humain, mais il est à prendre en compte. Et je pense qu’aujourd’hui, dans une situation de tension et de crise économique, pourquoi les considérations pour la planète ont-elles diminué chez chacun d’entre nous, y compris dans nos comportements ? Tout simplement parce que les tensions sont plus fortes auprès de cercles proches qui nous paraissent plus menacés, et au fond, du coup, la considération pour le cercle le plus éloigné, qui est le sort de la planète, ces considérations-là ont tendance à diminuer. Et donc, je pense qu’il faut retrouver un certain sens des hiérarchies. Je vois aujourd’hui certaines entreprises investir dans la RSE avec beaucoup d’humilité, en disant, moi, mon projet, c’est une implantation locale pour permettre la survie d’une industrie, dans un village, dans une commune, dans une région, etc. Ça ne veut pas dire que, j’allais dire, l’effort ne soit pas fait pour la planète. Mais l’entreprise de petite taille, le TI, elle devient cohérente dans son message parce que son implantation est locale et son marché est régional ou national. Et donc le bien qu’elle fait, elle le fait pour le cercle proche de son lieu d’implantation. Ça me paraît un discours qui est beaucoup plus réaliste, beaucoup plus crédible et beaucoup plus audible aujourd’hui qu’une promesse qui est de dire finalement je m’intéresse à la planète. Pourquoi ? Parce que pour chaque produit acheté, je vais replanter un arbre en abasonie. Je crois que ce type de promesse malheureusement relève plus de la communication, j’allais dire, que d’un engagement crédible et audible par les clients aujourd’hui. Je ne sais pas ce que tu en penses.
Minter Dial : Je pense beaucoup de choses. Par exemple, l’engagement du patron, combien c’est cohérent avec sa personne et ensuite, avoir le courage de dire qu’on ne fera pas tout. Et ce courage se démarque. Après, ça doit être intégré dans une philosophie, une culture, le moyen d’embaucher, le moyen de gérer, gouverner, etc. Qu’il y ait une cohérence dans l’ensemble et qu’il y ait une délimitation.
Philippe Jourdan : Oui, je vais prendre un exemple qui va dans ton sens. Il y a quelques années, en matière de joaillerie, L’approvisionnement en or posait problème. Pourquoi ? Parce que certaines choses d’approvisionnement étaient naturellement non éthiques. On le sait. Il en est de même des diamants. Et on a eu cette controverse. Je pense qu’une partie de la haute joaillerie de la place Vendôme a compris que Il ne fallait pas répondre par un message qui serait de dire que chez nous, ça n’a jamais existé. Tout est tracé, l’or est 100% éthique et les diamants ou les pierres que nous utilisons dans notre eau de joaillerie n’ont rien à voir avec quelconque forme d’oppression, de trafic, de blanchiment, voire de trafic d’armes puisqu’on savait que Voilà, nos pierres ne sont pas une monnaie d’échange pour des activités illégales ou oppressives. Ce n’est pas la démarche qu’elles ont eue. Elles ont pris acte de la situation et elles ont voulu, en tout cas pour certaines d’entre elles, dire que la situation n’est pas parfaite. On en est conscient, mais on s’engage à améliorer les choses. Et en s’engageant à améliorer les choses, on met en place un certain nombre d’indicateurs qui, d’une année sur l’autre, vont vous montrer la progression, les mesures que l’on a prises, qui se traduisent par un ratio de plus en plus élevé de sources traçables, éthiques, etc. On n’est pas à 100 %, et on en est loin, mais on communique sur l’humilité parce qu’une entreprise seule ne peut pas changer les règles du jeu, D’accord ? Et on ne peut pas partir d’une situation donnée en disant tout va être révolutionné en l’espace d’un an. Parce que là on a des considérations géopolitiques, géostratégiques, politiques au plus haut niveau, etc. sur lesquelles une entreprise de haute joaillerie a finalement peu de prise.
Minter Dial : Le problème avec ça, Philippe, c’est qu’il y a le problème de la pression. Vous n’allez pas suffisamment vite, attention et tout le reste. Il y a l’incompréhensibilité, si le mot existe, dans les yeux des consommateurs ou de la société, ou même pire, les médias qui veulent faire tanquer les entreprises pour ne pas être suffisamment ceci ou suffisamment cela.
Philippe Jourdan : Je pense que les médias exercent plus de pression que le consommateur. Le consommateur est prêt à mettre une démarche de petits pas lorsqu’elle est vérifiable et sincère par les médias.
Minter Dial : Philippe, nous avons eu une belle conversation. Le livre s’appelle « La RSE, maîtriser et comprendre, agir » aux éditions Ellipse. Comment est-ce que quelqu’un peut se mettre en contact avec toi ou avec Valérie, parce que vous êtes tous les deux ensemble sur un business, et surtout acheter le livre ?
Philippe Jourdan : Le plus simplement du monde, sur les réseaux sociaux. Le livre est largement distribué dans les librairies en ligne, mais aussi les librairies physiques.
Minter Dial : Lesquelles par exemple ?
Philippe Jourdan : Les grands réseaux de librairies. En ligne, on est sur Fnac, Amazon, quasiment tous les sites. Sur le site Ellipse, évidemment. Mais on est aussi accessible dans un très grand nombre de librairies et librairies indépendantes. Allez l’acheter en librairie.
Minter Dial : N’est-ce pas ?
Philippe Jourdan : Préserver la place de nos petits libraires et la marge de nos petits libraires, c’est eux qui nous font connaître les nouveautés en matière d’ouvrage et c’est important. Et puis pour nous contacter, le mieux c’est la page LinkedIn. On essaie d’y tenir régulièrement une publication avec une prise de position sur les sujets d’actualité autour de la marque et de la RSE. Donc n’hésitez pas à nous contacter via la page LinkedIn. et surtout à commenter et ajouter opinions et contradictions au débat qu’on essaie d’initier sur ces thèmes.
Minter Dial : Génial. Que nous continuons la discussion, la conversation est riche et on en a besoin. Philippe, un grand merci.
Philippe Jourdan : Merci beaucoup.